Les films Snowpiercer, le Transperceneige et Parasite, qui ont valu à Bong Joon-ho de remporter plusieurs Oscars, mettent en scène un conflit entre marginaux et représentants des classes dirigeantes, un thème auquel le public du monde entier a été sensible et qui révèle l’idiosyncrasie de ce cinéaste par l’utilisation qu’il fait de l’espace dans le traitement de problèmes sociaux.
      Si le septième art coréen a produit bien des œuvres remportant un succès commercial grâce à son originalité et à son inventivité, il aussi vu prospérer des films aux formules stéréotypées, comme ces histoires de gangsters particulièrement nombreuses au début des années 2000. Dans les classiques du genre, tantôt un ancien truand est de retour sur les bancs de l’école, tantôt une procureure épouse le fils d’une famille mafieuse, et de tels scénarios, alors gage de succès au box-office, allaient être reproduits à l’envi des années durant.
      Quand le filon a commencé à s’épuiser, une décennie plus tard, producteurs et réalisateurs n’en ont pas moins tenté de continuer à l’exploiter, par peur de l’échec commercial, en reprenant à satiété les formules à succès fondées sur des scènes et dénouements des plus prévisibles. Si de telles productions fournissaient des divertissements, elles ne contribuaient en aucun cas à favoriser une plus grande ouverture d’esprit dans le public.
      Bong Joon-ho, en revanche, allait refuser la voie de la facilité et se forger un style personnel dans le film de genre par le traitement plus poussé de thèmes attractifs pour le public, ce qui fait aujourd’hui de lui l’un des grands noms du cinéma coréen.
      
         Lors de la 92e cérémonie des Oscars qui se déroulait le 9 février dernier, le réalisateur Bong Joon-ho s’est vu décerner plusieurs distinctions en récompense de sa comédie à l’humour noir incisif, Parasite, qui allait ravir ce jour-là pas moins de quatre Oscars, dont celui de la meilleure image, jamais attribué par le passé à des œuvres diffusées dans une langue autre que l’anglais, ainsi que ceux du meilleur réalisateur, du meilleur film en langue étrangère et du scénario le plus original, faisant ainsi date dans l’histoire des Oscars et du cinéma coréen. À peine un an auparavant, ce même film avait remporté la Palme d’Or du Festival de Cannes lors de sa soixante-douzième édition. © gettyimages
          
      Un changement de paradigme
         Après la moisson d’Oscars engrangée par le film Parasite (2019) en février dernier et faisant suite à la Palme d’Or remportée un an auparavant au Festival de Cannes, la critique s’est intéressée à la verticalité de son esthétique, qui s’oppose à celle, horizontale, de Snowpiercer, le Transperceneige (2013), première oeuvre de science-fiction en langue anglaise du réalisateur. Dans les deux cas, toutefois, celui-ci mettait en scène des exclus luttant pour surmonter la fracture sociale qui les sépare de l’élite de la société.
         Dans Snowpiercer, le Transperceneige, le peuple qui s’entassait dans le wagon de queue de ce train avance « horizontalement » vers celui de tête, qui abrite les possédants, alors que la famille défavorisée de Parasite se déplace « verticalement » entre le logement qu’elle occupait en entresol et un quartier cossu des hauteurs de la ville en parvenant à s’introduire dans la riche famille de Park Dong-ik qui y vit. D’emblée, le spectateur serait tenté de voir dans cette dernière voiture de train et cet appartement en entresol des symboles de la domination d’une classe et il n’aurait pas tout à fait tort. Ce faisant, toutefois, il se priverait des possibilités infinies qu’offre l’imagination lorsque l’image réveille rêves et souvenirs. Dans chacun de ses films, Bong Joon-ho préfère s’abstenir de fournir au public la seule réponse possible et évidente à une problématique pour proposer différentes pistes et poursuivre ses interrogations. Le public se gardera donc de privilégier une interprétation ou une autre afin d’être en mesure d’apprécier pleinement la création de ce franc-tireur du cinéma.
         Le film Snowpiercer, le Transperceneige se déroule lors d’une glaciation future où les derniers représentants de l’humanité, issus de milieux sociaux différents, survivent à bord d’un immense train qui sillonne sans trêve la planète enneigée, les plus pauvres, à force de traitements inhumains, finissant par se révolter et s’avancer vers les compartiments de première classe situés à l’avant. Si l’œuvre s’était résumée à cette seule intrigue, elle ne se serait guère démarquée du genre de l’action, mais Bong Joon-ho a pris le parti de bouleverser le cours des événements en y apportant un dénouement inattendu. En ouvrant le sas qui permettra aux rebelles d’aller de l’avant, l’agent de sécurité Namgoong Min-soo interprété par Song Kang-ho, également présent dans Parasite, envisage soudain la possibilité de s’écarter du chemin tout tracé, l’explication de cette scène résidant dans l’idée de « concept dans le concept » chère à Bong Joon-ho.
         
            
               L’une des premières scènes du film Parasite montre Kim Ki-taek en train d’observer pensivement l’appartement en entresol qu’occupe sa famille. Jusque dans les années 1980, toute habitation se devait de comporter ce niveau inférieur pour parer à l’éventualité d’une guerre, mais, après que l’État eut autorisé la location des entresols, les logements qu’ils abritaient allaient représenter une forme d’hébergement économique pour les foyers modestes. © CJ ENM
                
            
               La demeure familiale des Park est emblématique de l’importante fracture sociale dont souffre la Corée, comme en attestait encore l’année passée une étude révélant que le revenu mensuel moyen des ménages du bas et du haut de l’échelle des salaires s’élevait respectivement à 1,3 et 9,5 millions de wons. © CJ ENM
                
             
          
      Un monde en pleine évolution
         
            
               Kim Ki-woo et sa sœur Ki-jung s’évertuent à capter un service de WiFi gratuit dans leur salle de bain, les toilettes étant toujours surélevées dans un entresol afin que les eaux usées de la fosse septique n’y soient pas refoulées. © CJ ENM
                
            Symbole de modernité, l’invention de la locomotive à vapeur, fondée sur la production de masse, a provoqué l’explosion de la population urbaine, après quoi les nouvelles méthodes de gestion du temps ont permis de s’assurer la domination des masses laborieuses en les faisant trimer jusqu’à la tombée de la nuit.
            La durée du travail et du transport a dû être fixée, puis les machines, en effectuant chacune le travail d’une centaine d’ouvriers, ont acquis toujours plus de valeur, tandis que les hommes étaient affectés à leur entretien. Ce culte de la machine allait atteindre son apogée au XXe siècle et permettre à l’élite qui en était propriétaire de dominer le monde, à l’instar des nantis de Snowpiercer, le Transperceneige, qui possèdent ce « moteur sacré » dont le bon fonctionnement est subordonné à celui de toutes les pièces qui le composent.
            Comme Charlie Chaplin dans ces Temps modernes (1936) où règne la mécanisation, les hommes ne sont plus que les rouages interchangeables d’une énorme machine, tandis que dans Snowpiercer, le Transperceneige la scène des enfants jouant le rôle des pièces défectueuses du moteur prend valeur de métaphore de la discrimination sociale. La ministre Mason jouée par Tilda Swinton, lorsqu’elle ordonne aux rebelles de « rester sans bouger » rejoint par ces mots le propriétaire du train, le dominateur Wilford joué par Ed Harris, selon lequel : « Chacun doit rester à sa place ».
            Jusqu’au tournant du siècle, époque de changement marquée par la fin de la guerre froide et la disparition des idéologies, les possédants du monde industrialisé exerçaient leur pouvoir sur les espèces humaine et animale par divers moyens en obéissant à la froide logique de la productivité et de la rentabilité. À l’ère de l’information actuelle caractérisée par la transmission des informations sous forme numérique, capital et pouvoir se sont recentrés sur ce nouveau secteur. Le monde est désormais soumis aux lois de cette alliance du capital et de la technologie, tandis que la mécanisation cède la place à l’informatisation représentée par l’Internet et que l’ennemi de classe se fait invisible en se dissimulant dans le cyberespace. Pendant que les passagers pauvres du train livrent des combats d’arrière-garde, le monde extérieur évolue à un rythme rapide.
            Cette idée est particulièrement bien illustrée par la scène très forte où, contrairement au chef rebelle Curtis Everett, qu’incarne Chris Evans et qui ne quitte pas du regard le sas d’accès à la voiture de devant, Namgoong Min-soo ne cesse d’épier le paysage environnant et remarque bientôt un flocon de neige qui virevolte au gré du moindre souffle de vent, voire de la respiration des êtres vivants. Tant de légèreté contraste vivement avec la progression inexorable qu’accomplissent les rebelles dans la première partie du film. S’agit-il de la liberté qu’offre peut-être la technologie d’échapper aux lois d’une époque où « chacun doit savoir rester à sa place » ? En remettant ainsi en question l’horizontalité du déplacement, Bong Joon-ho nous invite à nous débarrasser de nos oeillères pour pouvoir découvrir les changements qui se produisent dans le monde extérieur.
             
         
            Dans chacun de ses films, Bong Joon-ho préfère s’abstenir de fournir au public la seule réponse possible et évidente à une problématique pour proposer différentes pistes et poursuivre ses interrogations. Le public se gardera donc de privilégier une interprétation ou une autre afin d’être en mesure d’apprécier pleinement la création de ce franc-tireur du cinéma.
             
         
            Sorti en salle voilà sept ans, le film Snowpiercer, le transperceneige s’inspire de la bande dessinée éponyme de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette. Bong Joon-ho situe l’action de ce thriller de science-fiction dans un monde où règne une nouvelle ère glaciaire après un cataclysme dont les seuls survivants en sont réduits à parcourir sans fin des étendues glacées à bord d’un train. © CJ ENM
             
          
      Une force invisible
         À l’inverse de l’œuvre précédente, le film Parasite repose sur l’idée de verticalité notamment représentée par la métaphore de l’escalier. On ne saurait se fier au simplisme apparent de sa phrase d’accroche « Qu’arrive-t-il quand les pauvres travaillent chez les riches ? » pour en conclure à la perspective d’un proche avènement de la lutte des classes, même si le retournement de l’intrigue qui intervient dans la deuxième partie du film met en lumière les conflits qui éclatent lorsque les pauvres se retournent contre d’autres encore plus malheureux. Les riches Park ne se doutent d’ailleurs à aucun moment de ces événements, qui laisseront perplexes la presse et la police elles-mêmes. Pendant que les classes dirigeantes étaient occupées à s’acquitter de leur rôle « fidèlement, mais sans jamais se remettre en question », le monde était-il en train de régresser pour revenir à cette ère pré-moderne où faisait rage « la guerre de tous contre tous », selon la célèbre formule du philosophe Thomas Hobbes ? Le contexte de précarité de l’emploi dans lequel se déroulent les faits ne rappellera que trop au public les rivalités qu’une telle situation suscite dans la vie réelle entre titulaires d’un poste et contractuels, victimes et survivants des plans de licenciement, auto-entrepreneurs et travailleurs à temps partiel.
         Alors que les occupants des voitures de queue du train de Snowpiercer, le Transperceneige luttaient sans répit pour gagner l’avant du convoi, ils se laisseront distraire de leur objectif par le monde qui les entoure. De même, plus dure sera la chute pour les Kim, cette famille modeste de Parasite qui ambitionnait de s’élever dans la société, mais n’a pu y parvenir. Après la violente rixe qui les a opposés au couple encore plus démuni que forment l’ancienne femme de ménage et son mari, leur fils Ki-woo s’arrête soudain dans l’escalier raide qu’il dévalait sous une pluie torrentielle pour se poser la question suivante : « Pourquoi donc se battre toujours avec plus mal loti que soi ? »
         Cette scène incitera le spectateur à se demander quelle peut être la force invisible qui parvient à dresser les plus démunis les uns contre les autres. S’agit-il du pouvoir tout aussi omniprésent qu’insaisissable régnant sur un cyberespace à l’image des logiciels de réalité virtuelle conçus par l’entreprise d’informatique que dirige le puissant patriarche Park Dong-ik ? Par sa vision du monde du XXIe siècle, cette dernière œuvre s’avère donc plus pessimiste que ne l’étaient Snowpiercer, le Transperceneige et ses considérations philosophiques sur le siècle précédent.
         Crise du capitalisme mondial, détérioration considérable de la situation de l’emploi et conséquences d’un manque de respect de l’environnement constituent autant de thèmes dignes d’intérêt pour Bong Joon-ho. Dans les sociétés fortement connectées d’aujourd’hui, les décisions n’en continuent pas moins d’être prises au niveau local ou national, ce qui ne semble pas devoir permettre d’apporter une solution d’ensemble aux grands problèmes d’une portée universelle, alors peut-être faut-il y voir ce qui motive Bong Joon-ho dans le perpétuel questionnement sur le monde actuel auquel il se livre dans des films qui témoignent de réelles préoccupations quant aux destinées humaines. 
         
            
               Les passagers déshérités du Snowpiercer font cercle autour de Gilliam, leur guide spirituel néanmoins désireux que lui succède le chef rebelle Curtis. Ces deux personnages sont respectivement interprétés par John Hurt et Chris Evans. © CJ ENM
                
            
               Le train de vie luxueux que mène l’élite occupant la tête du train s’est construit sur l’exploitation des plus démunis qui s’entassent en queue de convoi. © CJ ENM
                
             
          
      
         
Song Hyeong-gukCritique de cinéma