Première œuvre coréenne à avoir remporté la plus prestigieuse distinction du Festival de Cannes, le film Parasite de Bong Joon-ho a intéressé le public du monde entier par son point de vue lucide et tout en nuances sur le capitalisme contemporain, cette nouvelle prouesse du brillant réalisateur venant en outre couronner un siècle de cinéma coréen.
Parasite, septième long métrage de Bong Joon-ho qu’a récompensé cette année la plus prestigieuse distinction du Festival de Cannes, la Palme d’Or.
Le jury du Festival de Cannes a décerné la Palme d’Or de sa 72e édition au film Parasite du réalisateur coréen Bong Joon-ho, comme s’il saluait en cette œuvre les cent années d’existence du septième art coréen d’une manière « tout à fait opportune », pour reprendre les mots du personnage de Ki-taek qu’interprète Song Kang-ho.
Dès ses premières projections, le film allait être remarqué par les plus gros distributeurs mondiaux, qui en ont d’ores et déjà acquis les droits de diffusion dans 192 pays différents, un chiffre record pour l’ensemble du cinéma coréen. En France, par où a commencé sa sortie en salle, il a aussitôt séduit les cinéphiles et pris la tête du box-office en reléguant respectivement aux deuxième et troisième rangs les dernières superproductions hollywoodiennes que sont Men in Black: International et X-Men: Dark Phoenix.
L’une des deux affiches réalisées à cette occasion a particulièrement frappé l’attention par sa conception originale destinée à souligner que l’intrigue du film réserve des suprises. On y voit le personnage de Monsieur Park chuchoter à l’oreille de sa femme : « Si tu me spoiles la fin, je te tue ! », ces mots s’inscrivant dans une bulle de bande dessinée en lettres beaucoup plus grandes que le public français est accoutumé à en voir sur ce type de support.
Un rêve nourri de longue date
Depuis toujours, le Festival de Cannes cristallise les espoirs des cinéastes coréens qui, en aspirant au couronnement de leur carrière, ont fait évoluer et fructifier leur art sur le plan de la thématique, comme sur ceux de la réalisation et des techniques. Lee Doo-yong leur avait ouvert la voie en présentant son film Le rouet, l’histoire cruelle des femmes (1983) dans la catégorie Un Certain Regard de cette manifestation où Im Kwon-taek participerait plus tard à la compétition principale avec son œuvre Chunhyang (2000).
Ce réalisateur que l’on qualifiait désormais de « national » allait répondre à une seconde invitation à concourir au festival et y remporter le prix du meilleur réalisateur pour Chihwaseon (Painted Fire, 2002), ce succès ayant par la suite largement contribué à la promotion du septième art coréen dans le monde. Différents metteurs en scène coréens allaient dès lors se succéder à Cannes, tels Park Chan-wook, lauréat du Grand Prix du Jury pour Old Boy (2003) ou Lee Chang-dong, dont l’œuvre Poetry (2010) a été récompensée par le prix du meilleur scénario. À deux reprises, Im Sang-soo allait faire partie de la sélection officielle pour la compétition principale grâce à The Housemaid (2010), un remake du célèbre film du même nom réalisé en 1960 par Kim Ki-young, puis pour y présenter The Taste of Money (2012).
Quant à Bong Joon-ho, dans le discours de remerciement qu’il a prononcé après avoir été primé, il a déclaré avoir rêvé de cinéma dès ses années de collège. Plus tard, il animera le ciné-club de son université et réalisera son premier court métrage intitulé Baeksaekin (White Man, 1994), qui lui permettra de faire son entrée à l’Académie coréenne des arts cinématographiques. Créée dans ce cadre, sa seconde livraison du genre, Incohérence (1994), attirera l’attention et lui vaudra d’entrer en lice au Festival international du film de Vancouver, après quoi de nouveaux horizons s’ouvriront peu à peu grâce à sa participation à la mise en scène de Motel Cactus (1997) et à la rédaction du scénario de Phantom: the Submarine (1999).
Un tournant dans le septième art coréen
À l’aube du nouveau millénaire, Bong Joon-ho tournera une nouvelle page du cinéma coréen avec un premier long métrage, intitulé Barking Dogs Never Bite, qui se démarque de tous les précédents par l’alliance de procédés purement cinématographiques avec des aspects d’ordre différent, ainsi que par la prodigieuse énergie qui s’en dégage à tout moment de manière imprévue. Le metteur en scène y déploie des trésors d’imagination dans un art dont il a manifestement acquis une absolue maîtrise. Il confiera alors préférer à tout autre cinéaste coréen Kim Ki-young et affirmera posséder plus de dix cassettes vidéo de ses films d’horreur, qui accordent une importance particulière à la psychologie des personnages féminins.
Dans son enfance, Bong Joon-ho affirme être peu allé au cinéma, mais avoir regardé la télévision, en particulier sur la chaîne AFKN (American Forces Korea Network), et le plus souvent des films. C’est un dessin animé japonais qui aurait fait naître sa vocation : Future Boy Conan, dont il suivait parfois les épisodes toute une journée, quand quelque chose le chagrinait, puisqu’ils s’étendaient sur une durée totale de quatorze heures.
Aujourd’hui, ce cinéaste qui a longtemps fait figure de cas à part ou d’enfant terrible du septième art coréen est devenu l’un des moteurs d’une industrie marquée par l’irruption d’une nouvelle génération de créateurs. Comme eux, Bong Joon-ho a assisté dans son adolescence au déclin du mouvement estudiantin et, comme eux, il s’est passionné pour le cinéma, qu’il s’agisse des films d’animation ou des séries B, et que ce soit en les regardant à la télévision ou sur des cassettes louées. Doté d’une sensibilité artistique toute différente de celle de ses aînés, il appartient à la génération dite des « réalisateurs cinéphiles » aux côtés de Park Chan-wook, Kim Jee-woon et Ryoo Seung-wan, respectivement metteurs en scène de Joint Security Area, The Foul King et Die Bad, qui sont tous sortis en l’an 2000, comme Barking Dogs Never Bite.
En 2006, Bong Joon-ho allait connaître un succès colossal avec The Host, que le 59e Festival de Cannes présentait dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, après quoi, deux ans après, il allait réaliser le film à sketches Tokyo !
aux côtés de Michel Gondry et de Leos Carax, puis, en 2009, le thriller Mother (2009), ces deux œuvres ayant concouru dans la catégorie Un Certain Regard lors des 61e et 62e éditions du festival. Quant à Okja (2017), produit par Netflix, il allait participer cette année-là à la compétition officielle, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant, mais la consécration de Bong Joon-ho s’est produite lors de sa cinquième participation à cette manifestation dont il a ravi la plus haute distinction.
Inspiré d’une affaire réelle de crimes en série, Memories of Murder (2003) allait être présenté lors de nombreux festivals internationaux, dont celui de Bogota, dans la section du cinéma coréen.
Mother (2009), où une mère s’efforce désespérément de sauver de la mort son fils, victime d’une agression, a concouru dans la section Un Certain Regard du 62e Festival de Cannes.
Vu par plus de 13 millions de spectateurs du monde entier, The Host (2006) a devancé tous les autres films de Bong Joon-ho au box-office et a été projeté à la Quinzaine des Réalisateurs du 59e Festival de Cannes.
Parasite (2019) illustre bien le « style Bong Joon-ho » caractérisé par son luxe de détails et sa cohérence dans la dénonciation des maux du capitalisme.
Le souci du détail et un humour décalé
Le style original de Bong Joon-ho se caractérise principalement par la recherche d’une extrême précision, un trait qui lui a valu le surnom de Bongtail, et par ce que les Cahiers du Cinéma ont appelé « l’art du piksari », ce dernier vocable de l’argot coréen signifiant « chanter faux » et faisant référence au procédé par lequel le cinéaste recourt soudainement au comique de situation en créant un incident à première vue cocasse.
Dans Memories of Murder, deuxième de ses longs métrages par lequel il allait se faire un nom en 2003, il plante le décor d’un drame policier dans la Corée des années 1980 avec une méticulosité exceptionnelle. Si les voitures et les marques de cigarettes d’autrefois n’ont rien d’exceptionnel dans cette reconstitution, les graffiti obscènes tracés sur un poste de garde ou les boîtes de biscuits de la maison d’un chaman constituent des détails visuellement évocateurs qui plongent le spectateur dans l’atmosphère de l’époque. En outre, dans la plupart des scènes, Bong Joon-ho recourt à des tons à dominante sombre évoquant un climat triste et oppressant, seuls le ventilateur bleu et les sous-vêtements rouges de la victime y apportant une touche de couleur. Ce souci du détail propre au cinéaste s’avère d’autant plus remarquable qu’il n’est pas immédiatement perceptible, mais se manifeste au contraire avec subtilité.
Le réalisateur a aussi la particularité d’introduire au beau milieu de l’action des éléments incongrus qui donnent un charme décalé au film, comme lorsque le commissaire de police de Memories of Murder glisse sur un talus de rizière en enquêtant sur les lieux du crime ou quand le monstre de The Host tombe dans l’escalier en pourchassant la foule. Comme le soulignait un critique sur le site internet IndieWire, à propos du film Parasite : « Ce Parasite vertigineux, brillant et tout à fait inclassable montre bien que le cinéma de Bong Joon-ho représente un genre à part entière ». Cette phrase résume à elle seule l’essence même d’une œuvre au style indéfinissable qui représente un tournant imprévu dans la filmographie du réalisateur et l’aboutissement du travail considérable qu’a accompli celui-ci en aspirant à une description aussi exacte que possible des réalités de son pays.
Un tableau sans complaisance
L’originalité du cinéma de Bong Joon-ho réside aussi dans l’intéressant point de vue qu’il livre sur des spécificités de la société coréenne telles que les liens familiaux ou la fracture sociale, ce qui est notamment le cas de Parasite. Grand ensemble de Barking Dogs Never Bite, crimes non résolus de Memories of Murder, une œuvre inspirée de faits réels survenus dans la province de Gyeonggi, rives du Han de The Host et témoignages d’amour maternel de Mother sont autant d’aspects réels de la vie en Corée.
S’exprimant au sujet de The Host, son réalisateur a expliqué que son propos avait été de décrire un homme, à savoir le personnage principal de Gang-du, en proie à des problèmes émotionnels et mentaux qu’il paiera chèrement par le décès de sa fille. Les carences et l’incompétence des pouvoirs publics constituent un thème récurrent dans son œuvre, notamment dans The Host, où des laissés-pour-compte excédés par l’inaction de l’État en sont réduits à prendre la situation en main. Dans un entretien, Bong Joon-ho expliquait ainsi : « C’est comme si ces marginaux se lançaient dans une course de relais pour s’entraider ». Quant au film Mother, il analyse la manière dont une mère peut se transformer en « monstre » lorsque, atterrée par la nonchalance de policiers qui semblent considérer la mort d’une jeune fille comme un simple fait divers, elle entreprend avec l’énergie du désespoir de prouver l’innocence de son fils.
C’est un tableau cruel de la Corée que brosse également Bong Joon-ho dans Parasite et sa famille de quatre demandeurs d’emploi. Quand l’aîné parvient à donner des cours particuliers bien rémunérés dans une famille fortunée, il échafaude toute une série de stratagèmes pour faire également embaucher les siens. Riches et pauvres sont ainsi amenés à se côtoyer, mais la coexistence des deux extrémités de l’échelle sociale va rapidement s’avérer utopique. Cette allégorie douce-amère du mode de vie capitaliste qui domine aujourd’hui dans tous les pays et toutes les cultures a valu à son auteur les honneurs du Festival de Cannes.
Dès ses premiers pas avec Barking Dogs Never Bite, comme par la suite et jusqu’à Parasite, Bong Joon-ho a fait montre d’un art original qui lui confère une place particulière en Corée. Les remarquables évolutions et changements de cap qu’il a su opérer ces vingt dernières années ont concordé avec les attentes nouvelles du public et il s’impose sans conteste comme l’une des figures incontournables du septième art coréen.
Les remarquables évolutions et changements de cap qu’il a su opérer ces vingt dernières années ont concordé avec les attentes nouvelles du public.