Première œuvre coréenne à avoir été présentée en clôture du Festival de Cannes, le film Next Sohee (2022) dénonce les conditions dans lesquelles travaillent souvent les jeunes, avec les répercussions que cela peut entraîner sur le plan émotionnel, notamment eu égard à l’inquiétante progression du nombre de suicides dans cette population, et moins d’un an après sa sortie, la législation allait évoluer dans le sens d’une meilleure protection de ces jeunes travailleurs.
Le film Next Sohee a pour personnages principaux une lycéenne qui travaille dans un centre d’appels et la policière qui cherche à découvrir les raisons de son suicide.
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Quand a pris fin la projection du film Next Sohee qui clôturait l’année passée la soixante-quinzième édition du Festival de Cannes, les spectateurs, parfois émus aux larmes, se sont levés pour l’ovationner et la salle a résonné de leurs applaudissements pendant pas moins de sept minutes, cet accueil étant beaucoup plus enthousiaste que celui réservé à Decision To Leave (2022) et Broker (2022), deux autres films coréens invités à la compétition officielle du festival. En sortant de la salle, certains se sont d’eux-mêmes remis à applaudir face aux caméras de la télévision coréenne, tandis que d’autres criaient «Bravo» ou tournaient le pouce vers le haut en signe d’approbation. Si une telle ferveur n’est pas rare au sein des salles de festivals, elle témoignait ici d’un succès exceptionnel en continuant longuement de se manifester.
Les larmes aux yeux, peinant à articuler, un journaliste français prénommé Emmanuel allait déclarer: «C’est très dur! C’est vraiment un excellent film!», Elly, une jeune Belge, estimant pour sa part qu’il est de ceux qui créent du lien.
La vraie vie
Inspirée de l’histoire vraie d’une lycéenne travaillant comme agente de relation client dans un centre d’appels, Next Sohee porte sur les côtés sombres de la Corée d’aujourd’hui un regard sans complaisance qui suscite la compassion du spectateur tout en mettant en avant le besoin impératif de repenser le droit du travail et de prendre sérieusement en considération les attentes et revendications de la population.
Les établissements secondaires sud-coréens se divisent en deux catégories regroupant les élèves qui se destinent à des études universitaires et, dans le cas des écoles professionnelles, ceux qui entrent plus tôt dans la vie active, un stage en entreprise sanctionnant à cet effet la fin de leurs études. Cette exigence vise à faciliter le parcours professionnel des jeunes en leur permettant de découvrir le monde du travail, les entreprises y voyant pour leur part la possibilité de se positionner favorablement en vue d’obtenir une subvention de l’État.
Cependant, la surcharge de travail et la tension nerveuse qui accompagnent ces formations s’avèrent parfois épuisantes et poussent les jeunes au désespoir, comme dans le cas de cette élève d’un lycée professionnel que l’on allait retrouver morte dans l’eau glacée d’un lac artificiel de Jeonju en 2017. Cette stagiaire d’un centre d’appels travaillant en sous-traitance pour une grande entreprise était chargée de la difficile mission de dissuader les usagers mécontents de résilier leur abonnement Internet et devait supporter de ce fait récriminations et insultes jusqu’à des heures très tardives. En outre, elle ne percevait pas la rémunération convenue sous prétexte de son statut.
«Je n’en peux plus» ont été les derniers mots qu’elle a confiés à une amie avant de se donner la mort et c’est cet événement tragique rapporté par un reportage télévisé qui, en s’ajoutant à tous ceux dont avait entendu parler la réalisatrice Jung July, allait l’inciter à porter son histoire à l’écran.
Son film Next Sohee n’allait pas rester sans écho dans un pays où les travailleurs précaires sont souvent marginalisés et, en mars dernier, soit dix mois à peine après sa projection au Festival de Cannes 2022 et quelques semaines après sa sortie en salle, l’Assemblée nationale allait adopter le texte dit «loi Sohee», dont l’intitulé officiel est «amendement partiel à la loi sur la promotion en formation professionnelle». Cet amendement portant sur le code du travail a vocation à réglementer la situation des stages préalables à l’emploi et prévoit en outre que soient passibles d’importantes amendes, voire de peines d’emprisonnement, les employeurs qui se rendent coupables de pratiques de travail forcé, d’agressions ou de harcèlement moral.
Une image fidèle de la réalité
La jeune stagiaire doit subir jour après jour le comportement grossier des clients avec lesquels elle doit feindre l’amabilité pour être bien notée par eux.
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L’enthousiasme qu’elle ressent après avoir trouvé un emploi de bureau ne va pas tarder à s’émousser et celle qui était autrefois enjouée et se passionnait pour la danse n’éprouve désormais plus aucune émotion.
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Dans une première partie, le film de Jung July retrace avec authenticité les circonstances dramatiques qui ont conduit la jeune lycéenne à mettre fin à ses jours, puis il pose la douloureuse question de savoir si sa mort tragique aurait pu être évitée par l’intervention bienveillante d’un adulte.
Loin de céder à la facilité par une dénonciation manichéenne de l’exploitation des travailleurs, cette entrée en matière livre un récit tout en nuances qui fait apparaître un ensemble de problèmes aussi difficiles à résoudre les uns que les autres. Plus la jeune So-hee, qu’interprète Kim Si-eun, se montre efficace dans son travail, plus on exige d’elle, ce qui provoque des tensions avec ses collègues, exacerbant rivalités et causes de mécontentement au point de briser les amitiés, voire de mener à des comportements blessants de part et d’autre.
Par ce biais, le film entend révéler les graves carences d’une société où règne une impitoyable concurrence et dont les fondements mêmes présentent des contradictions. Dans ce contexte, les plus vulnérables ne sont pas épargnés par cette compétition et ceux qui se situent en bas de l’échelle sociale doivent eux aussi se battre pour ne pas voir leur situation se dégrader davantage. Le film brosse le tableau d’une société où la fracture sociale ne fait que s’accroître et où des petits commerçants lourdement endettés en viennent à ergoter sur le salaire minimum d’intérimaires parvenant tout juste à survivre. Ces tensions sociales éclatent au grand jour lors des restructurations et de leur cortège de licenciements qui ont un effet délétère sur la solidarité entre ceux qui conservent leur emploi et les autres. Le mécontentement monte au sein de la hiérarchie, mais aussi chez les cadres moyens, qui n’échappent désormais plus à la violence des rapports sociaux.
La deuxième partie du film creuse le thème de ces relations d’antagonisme en suivant la policière Oh Yu-jin dans sa recherche inlassable de la vérité sur la fin malheureuse de la jeune So-hee, l’enquête révélant peu à peu que sa mort aurait pu être évitée en prenant les mesures qui s’imposaient et la policière entreprenant alors de sa propre initiative une mission solitaire visant à empêcher qu’un nouveau drame ne se produise. Cependant, dès qu’elle met l’entreprise face à ses responsabilités, elle n’obtient de sa part qu’une seule et même réponse: «Faute de bons résultats, nous sommes nous aussi condamnés à disparaître».
La difficulté de sa tâche tient précisément à ce que la cause des faits n’est pas imputable à un individu ou un organisme donnés. L’entreprise où travaillait So-hee, la grande société qui lui avait confié la sous-traitance des appels, le lycée qui lui avait proposé un stage, le bureau assurant l’administration rectorale sont autant de rouages d’un système aux multiples enchevêtrements. Dans son intrigue minutieusement élaborée, le film met au jour des actes répréhensibles aux répercussions beaucoup plus vastes que celles qui paraissent évidentes.
La policière Oh Yu-jin incarne tout à la fois une volonté inébranlable d’émpêcher la répétition de tels faits et la tragique impuissance de l’individu face aux lourdeurs du système, comme l’exprime avec un réalisme saisissant l’actrice Bae Doo-na, dont les traits se crispent avec une angoisse palpable tandis qu’elle enquête sur les traces de So-hee. L’authenticité de son jeu allait être illustrée par l’anecdote contée par Jung July elle-même lorsqu’elle se trouvait à Cannes. Ayant demandé à Bae Doo-na de simuler l’attitude de quelqu’un qui n’a pas dormi depuis des jours lors du tournage, quelle n’a pas été sa surprise, lorsqu’elle est arrivée le lendemain, de voir qu’elle affichait tout à fait cette .
Un rêve brisé
L’enquête que mène la policière Oh Yu-jin l’entraîne dans d’incessantes allées et venues entre le poste de police, le lieu de travail de So-hee, son lycée et les services de l’éducation nationale, mais au fur et à mesure qu’elle met au jour de nouveaux éléments de preuve, elle sent peu à peu vaciller son équilibre psychologique.
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Dans une certaine scène particulièrement poignante du film, la policière Oh Yu-jin révèle aux parents de So-hee un aspect inconnu de la vie de la jeune fille: «Saviez-vous qu’elle aimait danser? Elle était incroyablement douée pour ça», père et mère, bouleversés, fondant alors en larmes. Dans la scène finale, l’émotion est à son comble lorsque la policière découvre la vidéo qu’avait tournée So-hee sur son téléphone portable, seul fichier restant puisqu’elle a effacé tous ses messages et applications avant de commettre l’irréparable. On l’y voit danser avec fougue, souriante et manifestement animée d’un réel enthousiasme, cette ultime scène arrachant des larmes à la jeune policière.
Cette danse qu’exécute So-hee représente cruellement l’exutoire recherché par les jeunes face à la pression et au stress auxquels ils sont soumis à leur entrée dans la vie active. En faisant intervenir cette séquence à deux moments cruciaux de l’intrigue, la réalisatrice s’interroge sur la capacité qu’a la société coréenne de permettre à la jeune génération d’exprimer ses talents, aptitudes, préférences, qualités, goûts, particularités et potentiels. L’évocation de cette question fondamentale appelle à une réflexion plus large sur le fait que le manque de compréhension et de soutien des jeunes par leurs aînés est susceptible d’entraîner de telles tragédies.
En élucidant les raisons du suicide de So-hee, la policière Oh Yu-jin et ses collègues découvrent comment des adultes ont fait perdre sa joie de vivre à une jeune fille en la laissant livrée à elle-même face à ses problèmes.
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En Corée, la pression croissante qui s’exerce sur les adolescents pour qu’ils renoncent à leurs passions et se consacrent entièrement à des études censées garantir la sécurité de l’emploi et de bonnes rémunérations entraîne un véritable dilemme, à savoir une quête de stabilité au détriment de ses rêves et aspirations personnelles, ainsi qu’une dévalorisation des sciences humaines au profit des études de médecine qui fait que les meilleurs éléments se ruent sur cette filière. De ce fait, d’autres So-hee ne sont-elles pas susceptibles d’apparaître parmi les jeunes?
Le monde que la Corée est en train de se construire permettra-t-il aux futures générations d’être encore capables de rêver? Une problématique analogue doit également se poser dans d’autres pays, à en juger par les réactions émues du public international du Festival de Cannes.
Song Hyeong-gukCritique de cinéma