Très prisée pour ses superbes paysages de montagne et ses temples bouddhiques anciens, la ville de Haenam est aussi connue sous le nom de « fin des terres » de par une situation à l’extrémité sud-ouest de la péninsule coréenne qui lui permit jadis de servir de plaque tournante aux échanges sino-japonais, mais aussi de halte sur la route de l’exil politique.
À Haenam, le lac de Gocheonam est la destination hivernale de dizaines de milliers d’oiseaux migrateurs parmi lesquels figure en premier lieu la sarcelle de Baïkal, mais qui comptent aussi plusieurs espèces rares répertoriées en tant que monuments naturels classés, de là l’intérêt que présente ce lieu pour les scientifiques.
Autoportrait de Yun Du-seo, 1710. Encre et couleurs sur papier. 38,5 cm × 20,5 cm. Cette œuvre, qui figure parmi les plus célèbres du genre en Corée, représente le peintre et homme de lettres Yun Du-seo (1668-1715), l’arrière-petit-fils du haut fonctionnaire et poète Yun Seon-do qui vécut à la fin de la première moitié de l’époque de Joseon, ainsi que l’arrière-grand-père maternel du célèbre penseur et fonctionnaire Jeong Yak-yong.
Il est des lieux que l’on a peine à parcourir en toute sérénité et, dans mon cas, il s’agit de Haenam.
J’y ai vécu deux années, de ce printemps 1980 où je venais de fêter mes vingt ans à l’automne 1982. Malgré mon jeune âge, je m’étais déjà posé toutes les questions qui préoccupent les autres tout au long de leur vie et libéré des colères ou passions qui les habitent à un moment ou un autre. Je me trouvais en conséquence dans un tel état d’épuisement moral que j’ai vu dans l’armée la seule échappatoire possible. Après avoir reçu une préparation militaire, je me suis rendu à ma première affectation dans le canton de Haenam, qui appartient à cette province du Jeolla du Sud située à l’extrémité sud-ouest de la péninsule coréenne et à l’opposé de mon lieu de vie habituel, pour me joindre aux sentinelles qui montaient la garde sur le littoral.
Murs de pierre verdis par la mousse, clôtures de citronniers épineux, air chargé d’humidité apportant les odeurs de la mer nappée de brume, chemins de terre et ruisseaux s’étendant à perte de vue, versant de colline où folâtrent deux chèvres et, près de la caserne, cette minuscule échoppe tenue par une vieille dame qui ne sait pas lire le nom de son mari sur le courrier : autant de de premières impressions de Haenam dont je garde le souvenir.
Quarante années ont passé et me revoilà sur cette colline des « genoux de vache », Useulchi, que j’ai gravie pour me rendre à Haenam. Tandis que j’arpente les rues à la recherche d’un lieu où passer la nuit avec mes compagnons de voyage, je ne reconnais plus le chef-lieu de canton d’autrefois.
Pour qui souhaiterait découvrir les hauts lieux d’un glorieux passé au riche patrimoine afin de se replonger dans l’histoire du pays, Haenam ne constituerait en aucun cas la destination à privilégier. Aucun événement d’importance ne s’y étant produit, il ne possède pas de vestiges historiques, hormis les traces qu’y laissèrent les opposants bannis de la capitale et condamnés à la relégation dans cette lointaine ville.
Pour autant, le professeur d’histoire de l’art Yu Hong-juin ne l’a pas jugée dépourvue d’intérêt, puisqu’il lui a consacré le chapitre premier du Tome I de son important ouvrage intitulé À la découverte du patrimoine culturel. Il y guide le lecteur vers les principales curiosités de la ville que sont Nogudang, la demeure familiale de l’aîné du clan des Yun de Haenam, qui s’élève au cœur du village de Yeondong ceint d’une haie de torreyas, le temple de Daeheung blotti au creux d’une vallée dominée par le mont Duryun, au bout d’une route forestière bordée d’arbres plusieurs fois centenaires qui forment une voûte de verdure si épaisse qu’elle masque la vue du ciel, l’antique temple de Mihwang qui dessine sa gracieuse silhouette sur l’une des crêtes du mont Dalma, ou Dharma, et le Sajabong, ce « pic du lion » surmonté par l’observatoire dit « de la fin des terres ». Pareil paysage, on l’imagine, doit avoir été propre à charmer le visiteur par sa quiétude, ses infinies perspectives, sa beauté simple et sa pureté qui le distinguaient d’autres lieux de villégiature coréens, aussi célèbres fussent-ils. Pourtant, aujourd’hui encore, qui devinerait que la douceur de la brise et des rayons de soleil caressant les versants des montagnes succède souvent à de violentes pluies et bourrasques redoutées par les habitants ?
Extérieur de Nogudang, la résidence principale du clan des Yun de Haenam. Située à l’origine à Suwon, cette demeure concédée par le roi Hojong (r. 1649-1659) à son précepteur Yun Seon-do fut par la suite démontée et reconstruite à son nouvel emplacement. Les inscriptions qui figurent sur son écriteau sont dues à l’illustre calligraphe Yi Seo (1662-1723), l’un des proches amis de Yun Du-seo.
Le toponyme de Haenam, qui signifie littéralement le « sud de la mer », laisse supposer la proximité de cet autre univers, que les marins pourront sillonner de nouveau si le développement des ressources économiques permet de les y attirer.
Nogudang et Buyong-dong
L’étang aux lotus et le pavillon de Seyeonjeong agrémentent les jardins de Buyong-dong situés sur l’île de Bogil. Ils y furent ajoutés par Yun Seon-do lorsqu’il se retira dans sa ville natale après que le roi Injo (r. 1623-1649) eut capitulé devant l’envahisseur Qing en 1637, et c’est là que le reclus composa son célèbre poème intitulé Le calendrier des pêcheurs.
Édifié en 749 dans la partie la plus méridionale de la péninsule coréenne, le temple de Mihwang devait être renommé jusqu’en Chine, puisqu’und’archives fait état du passage en ces lieux d’érudits et de fonctionnaires de ce pays. À gauche, s’élève le grand pavillon de Daeungbojeon avec, en arrière-plan, les magnifiques sommets du mont Dalma.
Perché sur une falaise escarpée du mont Dalma, l’ermitage de Dosol était tombé dans l’oubli jusqu’à sa reconstruction en 2002.
Lors de notre visite de la maison dite de Nogudang, c’est-à-dire « de la pluie verte », il pleuvait tant que nos parapluies ne nous étaient d’aucun secours. Yun Yeong-jin, notre guide d’un jour, n’est autre que le descendant à la treizième génération de l’ancien propriétaire des lieux nommé Yun Seon-do. Du Haenam de son enfance et de son adolescence, tel qu’il l’avait connu voilà plus de cinquante ans, il ne se rappelle que la route nouvelle où les véhicules soulevaient la poussière à leur passage et les murs tapissés d’affiches qui exhortaient la population à dénoncer les espions communistes cherchant à s’infiltrer dans le pays par cette région particulièrement exposée au danger. Il semble donc naturel que Yun Yeong-jin ait voulu embrasser la carrière militaire, au terme de laquelle, détenteur du grade de colonel, il prit sa retraite et s’en retourna dans sa ville natale. Il allait y découvrir un véritable trésor familial, ce précieux « journal de Jiam » intitulé Jiam Ilgi, qu’il lut et relut si souvent qu’il le connaît par cœur.
Tandis que nous visitions sa demeure, le colonel Yun a attiré notre attention sur le fait que ses piliers sont de forme cylindrique, à l’image de ceux des palais, et ce, parce que le roi Hyojong (r. 1649-1659) avait octroyé à Yun Seon-do le privilège de l’habiter en récompense de l’enseignement qu’il lui avait dispensé dans sa jeunesse. À la mort du souverain, Yun Seon-do fut déchu de toute faveur royale dont il pouvait se prévaloir et condamné à l’exil. Quand prit fin ce bannissement, au bout de sept années, Yun Seon-do, alors âgé de quatre-vingt-un ans, fit démonter la principale construction de la résidence qu’avait édifiée Hyojong à son intention dans la ville de Suwon afin de la reconstruire à Haenam. Dans une salle d’exposition voisine, se trouve le célèbre autoportrait que réalisa Yun Du-seo aux côtés de la fameuse Joseon jeondo, cette « carte géographique complète de Joseon », qui s’avère en réalité être une reproduction destinée à éviter le vol de l’original, et nous tournons donc les talons sans plus attendre.
D’aucuns affirment que les jardins de Buyong-dong, qui se trouvent sur l’île de Bogil, conservent plus que tout autre lieu les traces de l’exil de Yun Seon-do. On s’y rendait jadis en bateau à partir de Baekpo, un petit port de l’agglomération de Haenam, mais une liaison par ferry-boat la dessert aujourd’hui, à intervalles d’une demi-heure, en reliant l’île de Wan au quai de Galduri qui borde le centre de Haenam. Dans le village de Baekpo, le visiteur remarquera une bâtisse ayant appartenu au clan des Yun. Un projet d’assèchement des vasières, mis en oeuvre dans cette localité du temps du grand-père de Yun Seon-do, allait permettre d’assainir des terrains si vastes qu’à l’époque de Yun Du-seo, c’est-à-dire cinq générations plus tard, une ferme y fut aménagée afin de les exploiter. L’œuvre paysagère de cet artiste comporte un tableau intitulé Villa de Baekpo.
Les touristes étrangers qui pénètrent dans les jardins de Buyong-dong, dont le nom signifie « village des lotus », seront sans doute émerveillés par l’œil avisé et la grande sensibilité qui présidèrent à la conception harmonieuse de ce lieu, une œuvre du peintre Yun Seon-do alliant un style raffiné à une beauté naturelle. Les Coréens sont en revanche plus partagés à l’égard de cet artiste en raison de la nature de ses activités, qui allait à l’encontre de l’idéal traditionnel de l’homme « pauvre, mais honnête » et de la règle, prônée par Mencius, selon laquelle il n’existe de bonheur que réparti équitablement entre tous, ces deux grands principes ayant régi la vie et la pensée des savants confucianistes. Le luxe dont il s’entourait pendant que le peuple vivait dans le plus grand dénuement, après deux guerres successives qui avaient ravagé les terres agricoles, ne plaide pas en faveur de cet homme au caractère pourtant noble qui aimait à côtoyer la nature et s’employait à la protéger.
C’est l’île de Bogil que prend pour décor un célèbre poème appartenant au genre chanté dit sijo composé par Yun Seon-do et intitulé Eobu sasisa, c’est-à-dire « le calendrier des pêcheurs ». Ce chef-d’œuvre de la littérature classique coréenne suscite l’admiration générale par le lyrisme de son écriture raffinée comme par la justesse de ses descriptions. Le pêcheur qui en est le narrateur s’y fond dans le paysage pour mieux inviter au « plaisir de chanter à gorge déployée en ramant ensemble », comme le souligne Yun Seon-do dans sa préface. On ne saurait pour autant douter de la sincérité des sentiments de colère et de patriotisme éprouvés par cet auteur qui connut par trois fois l’exil en raison de son rôle dans certains conflits politiques. Son souvenir trouble toujours ma quiétude quand je flâne dans ce jardin de Buyong-dong, aussi agréable soit-il.
Bateaux d’élevages d’ormeaux en mer, au large du village de Yesong-ri, le lieu le plus remarquable de l’île de Bogil, dont la plage de galets de Mongdol et les forêts à feuilles persistantes toutes proches attirent un grand nombre de touristes.
Les temples de Daeheung et Mihwang
Par l’entremise de l’Institut culturel de Haenam, nous avons pu nous entretenir avec monsieur Jeon Guk-seong, cet ancien directeur du Centre régional de la santé aujourd’hui retraité, qui nous a informés des dernières évolutions survenues dans le canton, sans manquer de rappeler le caractère aimable et travailleur des gens de Haenam, des traits bien connus que j’avais pourtant oubliés voilà longtemps. Âgé de 70 ans, notre interlocuteur exerce actuellement en tant que professeur invité dans une université de la ville où il dispense des cours traitant de la protection sociale.
Quelle n’a pas été notre surprise en apprenant que Hwawon, qui se situe dans la partie la plus isolée de la région, se classe aujourd’hui au premier rang de la production nationale de chou d’hiver, ainsi que de celle du chou salé destiné à la confection de kimchi, et que les prix du foncier y flambent depuis la construction d’une route assurant la liaison avec la ville de Mokpo ! Suite au drainage des sols, elle possède désormais la plus grande superficie de terres arables du pays et peut ainsi se consacrer à l’agriculture. En revanche, on ne peut que déplorer la disparition de l’octopus minor sasaki et du boleophthalmus pectinirostris, des espèces qui proliféraient autrefois dans les eaux baignant cet endroit que je connais bien, puisque, pendant mon service militaire, j’ai été amené à me déplacer d’un poste de garde côtier à l’autre pour en contrôler l’approvisionnement, une tâche dont je me suis acquitté à la sueur de mon front sur toute la longueur de cette partie du littoral.
Le développement économique peut faire disparaître certains lieux anciens et altérer en conséquence les souvenirs qui s’y attachaient chez ceux qui les connurent. Monsieur Jeon Guk-seong nous a ainsi signalé que l’aménagement d’un nouveau quartier de restaurants en face du temple de Daeheung avait entraîné la fermeture de l’auberge Yuseon qui existait depuis deux siècles. Je me souviens m’être étendu sur son sol chauffé à l’ondol, aux côtés de ma mère et de ma sœur déjà endormies, après que nous eûmes visité le temple de Daeheung. Cette nuit-là, j’eus du mal à trouver le sommeil à cause des inquiétantes nouvelles que m’avait rapportées maman, qui avait parcouru plus de quatre cents kilomètres à pied, guidée par ma petite sœur.
L’endroit qui a subi le plus de transformations est le temple de Mihwang, qui ne comportait autrefois que quelques pavillons et survivait tant bien que mal, mais dont il émanait une ambiance d’autrefois qui en faisait le charme. Aujourd’hui pourvu de hauts talus en pierre et flanqué à son entrée de superbes statues des quatre rois célestes, il dispose d’une enceinte plus vaste pour proposer ses formules de séjour. L’étroit chemin de jadis menait au mont Dalma et ne devait être emprunté que par les moines ou les bûcherons. Sa réfection a permis de créer un sentier de randonnée qui relie le temple au village dit « de la fin des terres » et porte désormais le nom de « Dalma Godo » signifiant « vieille route du Dharma ». Non san un certain soulagement, j’ai constaté que la charpente du grand pavillon du temple, dit Daeungjeon, était demeurée en l’état, c’est-à-dire dépourvue de peinture colorée.
Ma première venue en ces lieux date aussi du service militaire et avait pour but d’y ramasser du lespedeza bicolore afin de confectionner des balais convenables pour déb le peu de neige tombant sur la caserne dans cette région qui ne connaissait pas les fortes tempêtes de neige d’un hiver rigoureux.
J’ai souvent vu un vieux moine et son épouse assis à côté de l’étroit porche qui s’ouvrait sur le dortoir du temple. À cet emplacement, on embrasse du regard les falaises au large desquelles s’étend un archipel d’îlots rappelant une portée de chiots serrés contre leur mère, les yeux encore clos. Ai-je bu le verre d’eau que m’offrait le couple ou admiré le coucher de soleil sur la mer ? J’avoue ne plus m’en souvenir.
Champ de choux de Hwawon-myeon
Temple de Daeheung au mont Duryun
Maison de Yun Du-seo
Observatoire du Pic du lion
La fin des terres
Le toponyme de Haenam signifie littéralement le « sud de la mer », laisse supposer la proximité de cet autre univers. Dans l’antiquité, la ville accueillit les marins de retour de leur voyage au long cours, puis, beaucoup plus tard, des opposants exilés. Ce lieu à la dimension métaphorique où tout semble commencer et finir inspira parfois les écrits pleins de lyrisme d’humbles poètes, mais Kim Ji-ha (1941-) fut celui qui poussa le plus loin l’interprétation politique de cette dichotomie.
Après avoir publié son poème Ojeok ou les cinq bandits, cette satire de la corruption empruntant une forme des plus originales, Kim Ji-ha se plaça à l’avant-garde de la contestation chaque fois que des menaces pesèrent sur la démocratie naissante des années 1970. Parvenu à un état critique d’épuisement physique et moral, il partit en 1984 pour Haenam en compagnie de sa famille.
Dans cette ville où vivait sa belle-famille, il mena peu à peu une existence plus régulière, sans pour autant que se dissipe son sentiment de malaise. Dans ces terres lointaines, il voyait « des choses provenant à la fois du passé et de l’avenir, criant, pleurant, se frappant la poitrine, ravalant leurs larmes, marchant tête baissée », et ce qu’il découvrait, à travers cette image sombre et inquiétante, était l’Aerin, « cet être qui meurt et renaît toujours ».
« Debout à la fin des terres / Debout à cette extrémité, sans nulle part où aller / Sur ce bout de terre sans issue / Je me fais oiseau et m’envole / Ou poisson, pour me cacher / Vent, nuages ou fantôme / À cette fin des terres où seul le changement est possible / Solitaire, je chante… » - Extrait d’Aerin (1985) Sa santé mentale se détériorant toujours plus, Kim Ji-ha se résigna à quitter Haenam pour subir les soins psychiatriques qui s’imposaient.
Au cours des dernières années de sa vie, le philosophe Ludwig Wittgenstein déclara avoir découvert le « point où l’esprit s’aiguise » dans les mélodies « profanes et mélancoliques » de Schubert. « Nous voulons marcher : nous avons donc besoin de friction. Revenons à une terre rude ! » (Extrait d’Investigations philosophiques). Dans le roman qu’il fit paraître en 1983 sous le titre Die Klavierspielerin et dont s’inspire le film éponyme La pianiste, l’auteur exhorte à cesser de porter bêtement des jugements en fonction du critère de la santé, qui est toujours du côté des vainqueurs. « La santé ! Elle n’est qu’une idéalisation de ce qui existe ». Il semblerait que les penseurs viennois, quand leur capacité de réflexion atteignait ses limites, trouvaient toujours à se renouveler pour dépasser la mélancolie qui est l’antichambre de la folie. À cet effet, j’aurais aimé leur faire connaître cette terre rude qu’est Haenam.